Lundi 9 janvier, Boulogne-Billancourt. Les tables hautes et étroites en bois, les alcôves en verre et aluminium, le bar constellé de verres étincelants, l’éclairage tamisé, pas de doute, on est au Kitchen Studio. On y revient comme on rentre à la maison. Les seconds aspirent toujours à devenir les premiers, mais pas trop tôt non plus, la cuisine se vit, sévit, parfois, Fulgurances est dans la place. Pour fêter leur dixième dîner du genre, Sophie Cornibert et Hugo Hivernat avaient choisi d’innover. Pour la première fois, ils avaient en effet décidé de confier la cuisine ouverte à une (jeune) femme. Amandine Chaignot, second de Christopher Hache (lui-même pas bien vieux) aux Ambassadeurs, restaurant gastronomique de l’Hôtel de Crillon, place de la Concorde, la plus belle adresse du monde pour la plus juvénile des brigades de palace du monde.
En décembre 2011, on posait la question à Anne-Sophie Pic : c’est quoi une cuisine de femme ? Après quelques balbutiements, deux mots émergeaient : subtilité, émotion. À dire vrai, s’il y avait bien tout cela dans le très beau dîner valentinois précédant ce papotage, on n’avait pas été absolument convaincu par le caractère exclusivement oestrogénique des assiettes. Monsieur de La Palice nous le confiait récemment, il y a de la subtilité et de l’émotion dans la cuisine des hommes aussi. De quoi rassurer les chiennes de garde-manger. Pourtant, quelques millénaires de domination masculine aidant, il est toujours mal aisé pour un garçon de ne pas chercher le détail qui tue, la différence qui fait sens. Au choix, pour se rassurer sur la prééminence indiscutable de son genre ou pour manifester avec ostentation une remarquable tolérance à peine intéressée.
Amandine Chaignot devait immanquablement être mangée à cette sauce là. Observée, scrutée, guettée, jugée par une assemblée en partie testostéronée, certes bienveillante mais qui vient là comme au poker (payer pour voir), avec le frisson du hasard et l’angoisse de la mauvaise main. Premier constat, après trois amuse-bouche délicats et huit services, le contrat était largement rempli en terme de générosité et de mouillage de tablier. Sur la conception et la structure du repas, la cohérence était totale. Produits de saison parfaitement maîtrisés, jeu sur les textures et les saveurs avec de vraies belles trouvailles (purée de chou fleur et ciboulette avec le ris de veau, citron épicé sur le jarret de veau confit et les jeunes carottes, fève tonka sur le ris de veau et la blette), même si l’ensemble manquait au final un tout petit peu de relief, de punch.
Mais il aura fallu un incident pour que le machisme latent refasse surface. Un bouillon qui accroche, une fumée âcre qui envahit l’office. En se dissipant, comme par magie, elle laisse apparaître Christopher Hache, tablier sur les hanches et pull Lacoste sur les épaules. David Copperfield aux fourneaux. Venu en convive presqu’anonyme, le chef et néanmoins ami arrivait à la rescousse. Geste touchant, spontané, mais réel moment de flottement. Parce qu’il est resté. Certains l’ont vu cuire les calamars et les ris de veau. D’autres seulement jouer les commis, au nettoyage et au dressage. Certains ont eu le sentiment que l’intervention de son mentor paralysait le second. D’autres se sont amusés de voir celle-ci jouissant malicieusement du plaisir de donner des ordres à son « premier ».
Au terme d’une très belle soirée, personne n’a pu raisonnablement douter de la capacité d’Amandine Chaignot à tenir une équipe, à envoyer des plats bien pensés à un rythme soutenu, pour 80 personnes. Mais, en voulant bien faire, le chef a sans doute donné comme un petit coup de canif dans le contrat de Fulgurances et alimenté bien involontairement l’indécrottable dichotomie qui va se nicher dans notre 23e paire de chromosomes. Ce n’est qu’un éternel début, continuons l’éternel combat. Une chose est sûre, il se passe toujours quelque chose avec Fulgurances.
Prochain dîner by Fulgurances, le 13 février à Paris (lieu non dévoilé), avec un duo Stéphanie Noël et Paul Moran, chefs canadiens.
Infos et réservations : www.fulgurances.com