Les Lundis de Fulgurances - Saison 1 Episode 6
Une large cour pavée où résonne le bruit de talons pleins d’estomacs. De hauts murs tels un théâtre à l’italienne en trompe l’œil. Une verrière céleste dont les traverses découpent l’espace en lamelles d’acier. Une scène surélevée tendue de noir, prête à accueillir un groupe de rock métal ou un quatuor à cordes. En guise d’instruments, une batterie de cuisine, un barbecue, un réfrigérateur, un congélateur, un plan de travail en L comme Laurent. En contrebas, perpendiculaires, deux longues tablées recouvertes de nappes immaculées qui dessinent deux incisives de lapin vues du ciel. Dans un angle de la cour, des couverts jetés en vrac sur un drap blanc froissé à même le sol et scintillants comme des boules à facettes sous la lumière d’un projecteur. Quatre-vingt morts de faim à quatre pattes pour récupérer leur arsenal en attendant les munitions.
Ca pourrait s’appeler un dispositif, une installation, un décor, un machin artificiel qui se la raconte. C’est beaucoup mieux et beaucoup plus que ça. C’est un univers. Celui des Lundis de Fulgurances.
Le 20 juin, le temps d’une soirée, les organisateurs de ce happening culinaire, Sophie Cornibert et Hugo Hivernat, ont milité pour la décentralisation. Après cinq dîners parisiens branchés, voire banlieusards chics, ils sont allés se jeter dans la fine gueule du Lyon. Sur les quais de Saône, ils ont investi les bien nommées Subsistances, d’anciens bâtiments militaires où flotte, subliminale, l’odeur du rata et du cirage à Rangers.
En vertu d’une formule qu’ils ont inventée, « Les Seconds seront les Premiers », ils avaient remis la baguette de l’orchestre à Laurent Cabut, l’ombre agissante et inspirante d’Iñaki Aizpitarte (Le Châteaubriand/Le Dauphin), 9e, et premier chef français, au classement du S. Pellegrino World’s 50 Best Restaurants 2011.
Confier un repas lyonnais à la cervelle de Cabut n’était pas la seule malice de l’événement. L’autre était de lui associer l’agitateur Andrea Petrini, le Claude Lévi-Strauss de la cuisine, le Bob Sinclar du goût. Ensemble, ils ont imaginé un dîner éphémère au cours duquel tous les sens étaient convoqués, y compris les sens interdits et les sens uniques. Un numéro de funambules où la moelle fricote avec la sardine sur un sofa de pain grillé, tandis que l’encre de seiche recouvre le jaune d’œuf, telle une éclipse de soleil, que la bonite marche à cru sur les braises d’une aubergine brûlée, alors que la rencontre entre la granny smith et le navet, chaperonnés par le poivron, tourne vinaigre sur le dos d’une vache sacrée, et que les petits pois sont rouges en nageant avec la fraise.
Attablés en spectateurs actifs, une minorité d’aventuriers jacobins toujours volontaires pour traverser le périphérique et mettre les pieds dans les plats, cernés par une majorité d’épi-gones sur le qui-vive, comme à la veille d’une bataille de Thèbes livrée au couteau et à la fourchette contre ces envahisseurs venus se tripoter dans la capitale des Gaules.
Sur scène, autour du duo vedette, des musiciens, des choristes et des roadies sans qui le concert plus prometteur fait toujours long feu. Un détachement de la brigade du Châteaubriand : Agatha la Romaine au sourire d’émail, que rien ne peut distraire, Polo la science aux gestes précis et à la bogossitude narquoise, Jamie from London, England, le troisième frère Gallagher, oasis de plénitude, et Sébastien le sommelier dégingandé, sorte de Valentin le Désossé encore plus nature que ses vins. En embuscade, une bande de jeunes aussi passionnés par le beat d’une galette de trip-hop que par le croquant duveteux de la christe-marine : Antonin, Benjamin, Clément, Raphaël et Tristan. Entre les deux bataillons, l’éclaireur Mathieu (Le 126, à Lyon), hôte idéal capable de débrouiller le moindre problème de chambre froide.
On pourrait presque aussi nommer tous les convives un à un. Stéphanie, Alain, Morgane, Olivier, Adèle, Laurent, Catherine, Olivier encore, Anna, Angèle. Et tous les autres. Si proches, si différents. Les brosser, les croquer, les caricaturer. Peindre une moderne Cène païenne à la Véronèse avec leurs airs réjouis, grimaçants, rigolards, circonspects, concentrés, dubitatifs, détendus, conquis. Saisir la valse des plats et des verres pleins qui passent de mains en mains au gré d’un service décomplexé et sans apprêts. Faire tout ça pour retrouver la recette peut-être la plus réussie de ce lundi : la symbiose entre des organismes hétérospécifiques. C'est bien ça. La création d’un monde au cœur d’un univers.
Prochain épisode des Lundis de Fulgurances, le 28 septembre à Paris (lieu non dévoilé), avec le second de Sang-Hoon Degeimbre (L'Air du Temps, Belgique). Et aussi Le Dîner de l'Aube, le 4 juillet en Arles, pour l'ouverture des Rencontres d'Arles Photographie 2011. Infos : www.fulgurances.com
Fulgurances arlésiennes annulées, quel dommage !
Rédigé par : tiuscha | 01 juillet 2011 à 11:13