Ca y est, la planète gastro est à nouveau en ébullition. Après le prurit provoqué par la sortie du Guide Michelin 2012, ses tables non étoilées ou pas assez, voici l'affaire Pierre Hivernat vs Bruno Verjus. Le premier, directeur de la publication du prometteur magazine "Alimentation Générale" (n°1 en kiosques depuis le 1er mars), dénonce dans une brève "l'exploitation des cuisiniers" dont le second, créateur du passionnant blog "Food Intelligence", se rendrait complice en lançant un service baptisé Must Eat, facturé 200 €/mois aux restaurateurs.
En s'appuyant sur ce poulet au vitriol, à la remorque cependant d'Antonin Iommi-Ammunatequi (Vindicateur) et de Chrisos (Chrisoscope), qui l'ont précédé sur le champ de bataille, Franck Pinay-Rabaroust, l'honorable fondateur de l'excellent site Atabula, envoie les chevau-légers de l'éthique, se désole qu'on ne puisse pas "vivre que de son activité de journaliste spécialisé en gastronomie" et stigmatise la supposée "non-intégrité morale" de certains. Le Fouquier-Tinville de la fourchette promet même aux dépravés "l'échafaud sur la place publique". Il n'en fallait pas plus pour libérer, sur Facebook et ailleurs, les hordes vociférantes, celles qui hurlent avec les loups.
Cette guerre picrocholine n'a rien d'étonnant, compte tenu des jalousies et des inimitiés qui règnent dans le microcosme culinaire, comme dans tous les microcosmes, d'ailleurs. Avant toute chose, transparence oblige, je me dois de préciser que Bruno Verjus et moi-même sommes collègues d'Omnivore et que j'ai beaucoup de tendresse et d'affection pour lui. On peut donc se déchaîner sur mon ignoble connivence jusqu'au petit matin blême du jour glorieux où la lame vengeresse s'abattera sur ma nuque impie.
Mais quoi mais qu'est-ce ?
De quelle exploitation parle-t-on ? Que Bruno Verjus veuille monétiser son expertise, son savoir-faire, son réseau, qui plus est avec une bonne idée, cela n'est pas choquant. Beaucoup aimeraient en faire autant. Par ailleurs, je ne sache pas que le promoteur de Must Eat ait la volonté de braquer un pistolet sur la tempe des restaurateurs pour les faire adhérer à son projet. Si les services proposés (dont, selon mes sources, la possibilité de réservations de dernière minute pour des tables vides), répondent à un besoin et que le prix à payer en vaut la chandelle, les prospects seront bien assez grands pour décider de se les offrir ou pas. Il faut peut-être arrêter de considérer les chefs comme des benêts ou des victimes.
De quelle éthique s'agit-il ? Bruno Verjus n'est pas journaliste au sens strict du terme. Il est chroniqueur, sur son blog, dans certains magazines, à la radio, il est aussi auteur et, enfin, consultant, pour des marques, des institutions. Avec ferveur et érudition, il défend sans relâche les restaurateurs, les producteurs, et les artisans qu'il aime. Il ne fait d'ailleurs pas que commenter, il agit (cf. la géniale vente aux enchères organisée en décembre chez Artcurial). On sait d'où il parle, comme dirait l'autre. On est libre de le suivre ou pas, de partager ses coups de coeur, ses coups de gueule, ou pas. Et l'on se fiche pas mal qu'il paye tous ses repas. Foin d'hypocrisie, c'est une pratique courante qui a, le plus souvent, davantage à voir avec une vraie générosité qu'avec une sournoise tentative de corruption. Cela arrive même à des blogueurs dont les budgets semblent pourtant parfois illimités, comme le signale très justement Blandine Vié dans un commentaire sur le site Atabula.
Dans un monde idéal, tous les "journalistes spécialisés en gastronomie" devraient pouvoir en vivre décemment. Dans un monde idéal, on préciserait toujours si on a été invité ou si on a payé son addition, et même, si on a réglé sur ses propres deniers, comme chez le psychanalyste, ou si on a été remboursé des frais engagés. Dans un monde idéal, tous ceux qui se piquent d'écrire sur la gastronomie devraient s'interdire de prescrire, sous couvert de "journalisme", des adresses avec lesquelles ils auraient un lien contractuel, de quelque nature que ce soit. Dans un monde idéal.
Ce cloche-merle culinaire ne nous dit rien sur l'exploitation ni sur l'éthique. Il nous dit surtout que, sous le seul prétexte de la passion et du droit à l'ouvrir plutôt que de la fermer, n'importe qui revendique la liberté de faire du journalisme, pire, à décider qui est autorisé à en faire ou pas, qui est respectable ou pas. Il nous dit que plus grand monde ne sait que journaliste, c'est un métier. Comme cuisinier.