D'autres vies que la mienne (P.O.L.), d'Emmanuel Carrère
" Toi qu'es drôle, fais nous rigoler ". Celui qui reçoit cette injonction faussement amicale et finalement assez grossière éprouve souvent un fort sentiment de solitude. Le bide n'est jamais très loin. En revanche, si c'est à Emmanuel Carrère que l'on passe commande d'un livre, puisqu'il est écrivain, le destin s'accomplit, comme une évidence. Et c'est une merveille.
A peine surpris qu'on le sollicite, ne faisant preuve d'aucune fausse modestie, en apparence imperméable au doute, il s'exécute. Il a atteint un tel degré de conscience sur sa capacité à raconter des histoires, les siennes ou celles des autres, au plus près de leur vérité, qu'il ne ressent pas la moindre gêne à s'effacer derrière sa plume ou, quelques phrases plus loin, à se mettre en scène sans masque.
C'est ainsi qu'est né son dernier livre. Roman ? Document ? Récit ? " Moi, je ne mets rien sur mon livre parce que franchement, ça n’est pas très important ", a t-il expliqué aux Inrocks.
Tout commence en Thaïlande, au lendemain du tsunami de décembre 2004. Une famille est frappée par la mort d'une petite fille. Une femme est sans nouvelle de son mari. Emmanuel Carrère est là, avec sa compagne, la journaliste Hélène Devynck, le temps s'arrête, le livre débute. L'amour parmi les ruines, pour reprendre le titre d'un roman du génial Walker Percy.
Quelques temps après, la soeur d'Hélène est rattrapée par le cancer qui a déjà assombri sa jeunesse. Elle laisse un mari et deux enfants. Mais aussi un collègue, magistrat comme elle. "Les petits juges de Verdun", les surnommait-on péjorativement, avec une belle morgue de classe. Parce qu'ils avaient l'effronterie de défendre les surendettés contre les organismes de crédit. Avec acharnement, conviction et intelligence, en ne faisant que dire le droit et rien d'autre que le droit.
Emmanuel Carrère enquête, avec autant de curiosité et de profondeur que lors de la genèse de L'Adversaire (P.O.L.), vertigineuse plongée dans le crâne de Jean-Claude Romand, mythomane, escroc et meurtrier, à la fois marricide, parricide et infanticide (aucun terme ne désigne celui qui tue son conjoint ?). Il s'invite dans les replis des âmes endolories, il s'immerge dans le quotidien des pauvres à la dérive. La vie s'écoule, flux et reflux, le récit prend de l'épaisseur.
De cette pâte humaine, de ces existences malmenées, entremêlées, de ces secrets, de ces moments d'intimité, Emmanuel Carrère tire un objet littéraire dont tous ceux qui se piquent d'écrire ne peuvent qu'être jaloux. En tout cas, tous ceux qui tendent vers l'épure absolue, débarrassée des béquilles stylistiques qui ne sont bien souvent que de la verroterie clinquante pour amadouer les bons sauvages amateurs de bandeaux rouges en couverture.
Avec une économie de moyen jusqu'au quasi dénuement, sans un adjectif plus haut que l'autre, sans mâcher ses mots mais, au contraire, en les articulant d'une élocution à la clarté aveuglante, il signe un livre bouleversant.
L'écrivain est souvent décrit comme le démiurge de son propre monde imaginaire. Emmanuel Carrère invente, lui, la vie réelle, sans attendre qu'on le vénère pour autant. C'est un Dieu, tout simplement.
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