Autant l’écrire tout de suite. Le dîner des « Seconds seront les Premiers » by Fulgurances, du lundi 13 février 2012, consacré aux Canadiens Stéphanie Noël (ex Septime) et Paul Moran (Saturne), reste à ce jour le plus réussi de tous ceux auxquels j’ai eu le plaisir de participer (j’ai raté les trois premiers, en 2010, et celui de Nicolas Medkour, en décembre 2011). Ceci explique sans doute le temps qu’il m’a fallu avant d’en dire quelque chose. Je pourrais d’ailleurs m’arrêter là, juste après avoir publié quelques photos plus ou moins nettes et lâché maints adjectifs superlatifs, diverses exclamations bruyantes ou moult onomatopées rigolotes en forme de « waouh ! », « trooooop booooon ! », « j’adooooore ! », « gourmand ! », « sublime ! », « orgasmique ! » ou « yummy yum yum ! ». Toute ressemblance avec des blogs concurrents et néanmoins amis serait fortuite et involontaire.
André Gide (qui aimait les nourritures terrestres) estimait que l’« on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments ». Je me demande sérieusement si l'on fait de bons posts avec de belles émotions. S’il est vrai que les gens heureux n’ont pas d’histoire, comment raconter, sans lénifier, une veille de Saint-Valentin au cours de laquelle Stéphanie et Paul, deux pigeons qui s’aiment d’amour tendre, l’ont cuisiné divinement ? L’amour. Et le pigeon aussi. Pour un peu, on se serait ennuyé à mourir, tant la perfection finit toujours par lasser, voire agacer. À l’exception d’une raviole de potimarron à la texture un peu pâteuse, tout était bon, vraiment bon. Puissant (maigre cru, croquettes de seiche et shiitake), culotté (pomme de terre, saucisse, huître), dépouillé (poireau, yaourt, galette de socca, œufs de saumon), régressif (tarte sablée à l’argousier, citron, chèvre, criste marine). Stéphanie disait bonjour à tous ceux qui passaient une tête en cuisine, sourire accroché aux lèvres. Paul, plus taiseux, jetait des œillades furtives et néanmoins enamourées à sa chérie. Il n’y avait guère que « chef Elsa », concentrée forcément concentrée, pour mettre un peu de tension, cela dit positive, dans cette oasis de plénitude. Non, vraiment, je me demande ce que je fais là.
En fait, puisque je ne bénéficie plus, à ce niveau de prétérition, du moindre crédit auprès de ma poignée de lecteurs, je peux donc me laisser aller à un ultime élan du cœur. Autant pousser le bouchon plus loin. Justement, en parlant de bouchon (habile transition)...
Si cette soirée méritait à ce point que l’on n’écrive rien (vous me suivez ?), c’est aussi parce que le choix des bouteilles avait été opportunément confié à Ewen Le Moigne, ci-devant associé-sommelier du Saturne de Sven Chartier. Il n’a que 28 ans mais, depuis quelques années déjà (Racines est passé par là), beaucoup le considèrent comme un génie. Ils sont presque aussi nombreux à le prendre pour un ayatollah. C’est donc un génie. Ce soir là, dans un lieu qui n’est pas le sien, pour 80 convives pas tous informés des choix qu’il assume avec opiniâtreté dans son restaurant du quartier de la Bourse, on aurait pu s’attendre à ce qu’il mette de l’eau dans son vin (mais surtout pas de soufre !). Sans se renier, sans vendre son âme, mais pour éviter de choquer, de diviser, de provoquer le rejet (là encore, aucune similitude avec un futur ex président de la République).
Cette éventualité ne lui a même pas traversé l’esprit. Pénétré de sa mission, exhausser les saveurs, les soutenir ou les contredire, mais aussi défendre le vivant, il est arrivé avec une bande de warriors des chais, les ceps samouraïs. Patrick Bouju (The Blanc 2010), Bruno Schueller (Zéro Défaut 2008), Jean-Pierre Robinot (Charme du Loir 2008), Guy Blanchard et Philippe Jambon (Le Jambon Blan… chard 2007), Jocelyne et Gérald Oustric (Pédalon à voile 2010), Pierre et Anne-Marie Lavaysse (Rouge de Causse et Muscat sec 2009). Un grand tour de France sans produits interdits, Auvergne, Alsace, Touraine, Mâconnais, Ardèche, et Languedoc-Roussillon. Avec un imposant mathusalem de Rouge de Causse du Petit Domaine de Gimios en guise de phare dans la nuit.
Je n’ai ni l’expertise ni les mots pour en parler sans risquer la faute de goût. Mais, je suis sûr d'au moins une chose. S’il y avait du trouble dans le verre, il y en avait aussi dans la bouche et dans les têtes des plus sceptiques. La faute à une incroyable justesse dans les accords avec les plats, sans que jamais l'un ne prenne le pas sur l'autre, se serrant les coudes pour atteindre l'excellence. Ces vins là ne sont certainement pas les plus réussis au monde, et ils ne le prétendent pas, mais c’était the right wines, in the right place, at the right moment. C'est ce qui fait la différence entre un très bon et un très grand repas. Ewen avait le visage lumineux de celui qui éprouve le bonheur du partage, loin de l’image d’autiste taciturne dépeinte par certains pisse-froid. C’était un formidable exercice d’intelligence, de conviction et d’intégrité. Je ne sais pas si c’est un bon post, mais c’était une putain de bonne soirée.
Prochain dîner by Fulgurances en avril 2012.
Infos et réservations : www.fulgurances.com